La France en clair-obscur

Dans le livre « La France en Face, ce que disent les Français Ă  leurs Ă©lites dĂ©connectĂ©es », Matthieu Chaigne dresse le portrait d’une France en clair-obscur, qui entre en rĂ©sonance avec les analyses de FreeThinking sur les classes moyennes, menĂ©es depuis 2007.

Dans une premiĂšre partie, l’auteur enracine son rĂ©cit dans la ville d’Aigle, au cƓur de la Normandie, emblĂ©matique des tourments qui traversent les provinces Françaises. Il relate le quotidien des classes moyennes dont la vision de l’avenir semble de plus en plus brouillĂ©e, tiraillĂ©es entre la peur du dĂ©classement, la pression fiscale et la mĂ©fiance envers les Ă©lites politiques. Cette perte de repĂšres, fruit d’une crise protĂ©iforme, fait Ă©merger la mondialisation comme coupable dĂ©signĂ© par les plus vulnĂ©rables ; ils en sont sĂ»rs, il y a des perdants et des gagnants de la mondialisation, et ils se sentent rarement du bon cĂŽtĂ© de cette frontiĂšre extĂ©rieure. Ils font part d’un sentiment d’insĂ©curitĂ© vis-Ă -vis de l’avenir, renforcĂ© par l’impression d’avoir Ă©tĂ© abandonnĂ©s par l’Etat, de surcroĂźt lorsqu’ils rĂ©sident dans des territoires ruraux. À cela s’ajoute une crise identitaire dont les symptĂŽmes sont sensibles Ă  chaque sĂ©quence mĂ©diatique : la crise des migrants, les dĂ©bats autour de l’Islam sont autant de sujets qui viennent parachever ce « malaise Français ». Ils assistent Ă  la disparition du monde connu, se sentent ignorĂ©s par une classe politique attentiste, rĂ©tive Ă  rĂ©pondre Ă  leurs attentes de plus en plus obsĂ©dantes en termes de sĂ©curitĂ© et de cohĂ©sion nationale.

La deuxiĂšme partie est l’occasion d’énumĂ©rer les diffĂ©rents visages sur lesquels la rancƓur française se projette. D’abord, ce qu’ils nomment les « assistĂ©s », qui s’inscrivent en porte-Ă -faux vis-Ă -vis de la valeur travail et qui court-circuitent la solidaritĂ©, constitutive du systĂšme social français. Ce soupçon qui plane sur les « Autres » en gĂ©nĂ©ral est la porte ouverte aux thĂ©ories conspirationnistes et Ă  la mĂ©fiance gĂ©nĂ©ralisĂ©e Ă  l’égard des versions ou des chiffres officiels. L’auteur Ă©voque ensuite la jeunesse de France, sujette Ă  la crainte et aux caricatures ; il rappelle sa diversitĂ©, entre celle qui se bat pour mener Ă  bien ses projets malgrĂ© un climat lourd, et celle qui a prĂ©fĂ©rĂ© Ă©migrer pour trouver davantage de perspectives. Il y a Ă©galement cette jeunesse livrĂ©e Ă  elle-mĂȘme, qui succombe aux tentations du Front National, ou l’autre, recrutĂ©e en vue de frapper sa propre patrie. Dans cette cartographie de ce que l’auteur appelle les « boucs-Ă©missaires », l’Europe emprunte une place de choix. DĂ©signĂ©e comme Ă©tant Ă  l’origine du chĂŽmage, de l’insĂ©curitĂ© ou de la rĂ©cession de la France, elle suscite la colĂšre des Français au point de remettre en question leur appartenance Ă  l’Union EuropĂ©enne. Enfin, la classe politique dans son ensemble est niĂ©e dans sa capacitĂ© Ă  faire changer les choses, si bien que l’on assiste Ă  des tentatives citoyennes de « reprendre en main la vie de la cité », pour pallier le manque de dĂ©mocratie participative.

Ces tentatives opĂ©rĂ©es par les citoyens font signe, en rĂ©alitĂ©, vers un mouvement de fond, dĂ©veloppĂ© par l’auteur dans une troisiĂšme partie. La paupĂ©risation de la population couplĂ©e Ă  l’impuissance imputĂ©e aux institutions conduit Ă  prendre des chemins de traverse ; l’auteur Ă©voque ces secteurs oĂč les citoyens ont dĂ©cidĂ© de faire diversion des circuits traditionnels. La « culture de la dĂ©flation » d’abord, thĂ©orisĂ©e par Free Thinking dĂšs 2012, qui redĂ©finit le spectre de la consommation, Ă  travers la quĂȘte aux bonnes affaires, le recours Ă  la consommation partagĂ©e, Ă  la location ou Ă  la revente de biens – en tĂ©moignent le succĂšs du Bon Coin ou de Blablacar. La quĂȘte de la naturalitĂ©, des circuits courts, comme une volontĂ© de synchroniser ses valeurs avec ses pratiques, dans un mouvement de rejet de la sociĂ©tĂ© de consommation traditionnelle. Ces pratiques rendent compte d’une aspiration contemporaine cruciale, celle de l’émancipation individuelle. Cette aspiration inaugure une sociĂ©tĂ© du « sur-mesure », oĂč chacun tente de se rĂ©aliser en fonction de sa personnalitĂ© propre, Ă  rebours des modĂšles uniques. L’auteur Ă©voque ensuite deux phĂ©nomĂšnes corollaires ; le sentiment de solitude qui irrigue la sociĂ©tĂ© française, et la dĂ©pendance, dĂ©fi majeur de ces prochaines annĂ©es. En guise de rĂ©ponse, de plus en plus d’initiatives en matiĂšre de lien social sont prises sur le territoire, par des citoyens qui ont dĂ©cidĂ© de reprendre la main sans attendre un geste de l’Etat. Ces nouvelles perspectives permettent d’entrevoir un remĂšde Ă  la sinistrose française, et font dire Ă  l’auteur : « nous sommes la solution ».

La chronologie de l’ouvrage, qui dĂ©bute par une photographie du moral de la classe moyenne française, pour finir sur ses tentatives de reprise en main de son destin, correspond presque exactement aux 10 annĂ©es d’études qualitatives menĂ©es par FreeThinking sur les classes moyennes françaises. À la dĂ©ploration de leur sort difficile face Ă  la crise, a succĂ©dĂ© la rĂ©volte, puis la rĂ©signation, et enfin la volontĂ© d’aller de l’avant ; c’est-Ă -dire, dans leur esprit, de « faire avec ce que l’on a ». Admettre mĂȘme Ă  regret que le divorce est consommĂ© avec les Ă©lites, s’installer durablement dans la culture du moins, sans trop s’y complaire, mais apprendre Ă  rĂ©inventer son quotidien.

 

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